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Ode aux femmes qui courent avec les loups

Catégorie(s) : Bien-être, Art de vivre, À la une, À découvrir, Sagesse & spiritualité, Développement personnel

Certains livres ont le pouvoir d’influer sur l’esprit des gens pendant des décennies et de remettre en cause leurs convictions. C’est le cas de Femmes qui courent avec les loups de Clara Pinkola-Estès, livre réédité à maintes reprises. Pour Happinez, il demeure un ouvrage essentiel, particulièrement à notre époque, et un mois avant La Journée des Sorcières, organisée le 6 mars par Les pieds sur Terre, la tête dans les étoiles…

En janvier 2019, Glenn Close obtient le Golden Globe de la meilleure actrice. Dans son discours de remerciement, elle évoque le souvenir de sa mère : « Toute sa vie, ma mère a soutenu mon père, explique-t-elle avec émotion. Vers ses quatre-vingts ans, elle m’a dit : “J’ai le sentiment de n’avoir rien accompli.” Ça m’a fait tant de peine. Nous les femmes, nous prenons soin des autres. C’est ce qu’on attend de nous. Nous avons nos enfants. Nous avons un mari ou un compagnon, quel qu’il soit. Mais nous devons aussi nous accomplir personnellement. Nous devons poursuivre nos rêves. » Des applaudissements assourdissants ont suivi ces paroles, et l’on pouvait voir des femmes en larmes dans la salle. Car ce discours touche quelque chose qui est profondément enfoui en nous, caché dans notre passé et notre inconscient : l’interdiction aux femmes d’endosser d’autres rôles que ceux de mère et de compagne. L’obligation de faire passer les autres avant nous, avant de pouvoir nous accorder le moindre plaisir, et le sentiment de culpabilité qui en découle lorsque nous le faisons quand même. Ce discours souligne le sentiment de manque et d’impuissance dont nous souffrons lorsque nous ne pouvons nous épanouir au maximum. Il éveille la douleur ressentie à la vue de ce que nos mères et grand-mères ont enduré, et la fierté provoquée par les luttes qu’elles ont menées pour nous ouvrir la voie.

Au plus profond de nous
Aujourd’hui plus que jamais, nous en avons assez des restrictions qu’on veut imposer à notre vie de femmes. Aux valeurs que nous devons représenter. À l’apparence que nous devons avoir. Plus que jamais, nous revendiquons, nous mettons au défi, nous luttons, nous nous acharnons. Dans la culture populaire occidentale, dans nos vies professionnelle et intime, nous nous libérons des chaînes de l’amabilité, de la gentillesse et de la sollicitude. Nous exposons les inégalités salariales, nous révélons les intimidations et violences sexuelles avec #metoo, nous revendiquons le droit de ne pas être “féminines” ou, au contraire, d’être très séduisantes, nous retardons le moment d’avoir des enfants et nous demandons à nos compagnons de prendre en charge certaines tâches ménagères.
Nous luttons – parfois poings serrés – et pourtant, au plus profond de nous, nous continuons de douter. La vision traditionnelle de la féminité et de ses limites a laissé des traces. Elle continue de modeler notre inconscient et celui des hommes, et reste profondément ancrée dans nos cultures, nos religions et notre société. Même la quatrième vague féministe actuelle n’est pas encore parvenue à entièrement éliminer cet héritage.

Liberté de mouvement
Pour ma part, c’est un livre qui, vers mes vingt-quatre ans, m’a ouvert les yeux sur les croyances limitantes qui dominent dans la société et définissent ce qu’est la féminité ; et surtout, sur le fait qu’il y a toujours eu des femmes pour combattre ces idées. Des femmes considérées comme agaçantes, hystériques, perturbées, peu féminines et excentriques, parce qu’elles ne correspondaient pas à la norme.
Ainsi, j’ai découvert que ces femmes indomptables avaient toujours existé, et que notre époque en compte aussi : certaines sont célèbres et tonitruantes, tandis que d’autres restent plus discrètes. J’ai découvert qu’il est possible – et peut-être même préférable dans mon cas, étant donné ma nature et mes aspirations – d’être différente. Ce livre m’a donné la force de refuser, à ma manière, de me plier à la norme lorsque cela va contre ma nature et de préserver une certaine liberté de mouvement dans mes relations et dans mon travail d’écriture.
J’ai précieusement conservé mon exemplaire de Femmes qui courent avec les loups à chaque déménagement et je l’ai placé dans des bibliothèques de plus en plus spacieuses. Pour moi, il ne s’agit pas juste d’un livre : c’est une source de courage, qui me permet de ne pas succomber à l’envie de plaire, et de rester rebelle et autonome.

Nature sauvage
Les histoires narrées dans Femmes qui courent avec les loups parlent de la femme en tant qu’archétype. Par ces écrits, Clarissa Pinkola Estés, psychanalyste jungienne, poétesse et cantadora – gardienne des vieilles histoires –, restaure la vitalité de la femme en galvanisant sa force et son insoumission par le biais d’histoires ancestrales. Elle s’efforce de faire remonter sa nature sauvage – joyeuse et introspective – à la surface de la psyché féminine, après avoir été réprimée pendant des siècles. Après que la femme a été forcée de se dévouer aux autres, d’inhiber sa sexualité, de douter de ses instincts et, ainsi, d’oublier sa vraie nature. C’est une œuvre d’une grande puissance émancipatrice, qui agit sur les couches les plus profondes de l’esprit, exactement là où c’est nécessaire. C’est dans ce livre que j’ai vu pour la première fois des ponts jetés entre la spiritualité, la psychologie et le féminisme, et j’ai adoré ça. Il a avivé un feu intérieur qui était étouffé depuis longtemps. Ce que j’ai réalisé ? Ceux qui influencent notre perception de nous-mêmes exercent un véritable pouvoir sur nous. Ici, ce sont les histoires racontées par le patriarcat qui déterminent la manière dont les femmes perçoivent leur identité et leurs capacités.
Et ce que j’ai compris : les femmes n’ont pas besoin de devenir plus fortes. Elles le sont déjà. Ce qu’il faut, c’est qu’elles réalisent la puissance de leur véritable nature et de leurs qualités, en dépit du regard d’une société dominée par des valeurs masculines.

Sans honte
Pour moi, le féminisme concerne surtout la définition de la féminité – c’est la base de tout le reste. Être féministe, c’est faire de son mieux pour combattre, en théorie et en pratique, une définition injuste et restrictive de l’“être femme”. En tant qu’auteure de romans historiques, je me plonge régulièrement dans des époques révolues. Ce qui me saute aux yeux ? Ce n’est que lorsqu’on transforme la vision de ce qu’une femme est supposée être et faire que le reste peut changer aussi. C’est le point de départ d’une reconquête du pouvoir qui finit par se répercuter dans la vie de chaque femme et dans le monde. Durant la deuxième vague féministe des années soixante-dix, les militantes se référaient parfois à la figure de Lilith, la première femme avant Ève dans la mythologie. Mais par la suite, combiner spiritualité et féminisme était vu d’un mauvais œil (car considéré comme trop mièvre). Et pourtant, l’idée d’une déesse, ou d’une première femme qui n’aurait pas été créée à partir de la côte d’un homme, ne peut être qu’encourageante pour les femmes et les jeunes filles. Car imaginer une sexualité et une sensualité sans péché ni honte, imaginer une autonomie féminine originelle peut transformer le regard des femmes sur elles-mêmes et sur leur place dans la société.

Oubli
Clarissa Pinkola Estés est la reine du langage des rêves. Elle règne sur le royaume des mythes, des contes et des légendes qui s’infiltrent au plus profond de notre préconscient par le biais de métaphores et d’archétypes. C’est une région du cerveau avec laquelle on communique le plus facilement grâce à des images symboliques, et qui s’exprime à son tour par le biais de nos métaphores, de nos rêveries, de nos fantasmes et de nos rêves nocturnes. La mission de Clarissa Pinkola Estés : ramener ces histoires anciennes à la vie et les sauver de l’oubli. Dans notre patrimoine, il s’agit d’histoires comme Barbe bleue ou
Le Vilain Petit Canard. Ce sont des contes puissants, aux vertus curatives, qui abordent nos peurs les plus obscures, nos plus grands désirs et nos faiblesses les plus intimes. La conteuse nous emmène là où ça tord et ça déchire. On y parle de ce qui est indécent, honteux, absurde et caché. On y racle le fond de l’âme. Et on y puise au plus profond des choses dont on peut, une fois qu’elles sont remontées à la surface, discuter au quotidien, les vêtements nets et les cheveux peignés.

Réveil
Les histoires narrées et analysées par Clarissa Pinkola Estés dans ce livre parlent d’enfers, de guerres, de déchéance. Les héroïnes sont confrontées à des épreuves et à des trahisons parfois déchirantes, avant de partir dans un voyage intérieur. Au bout du chemin, elles découvrent en elles des richesses insoupçonnables. On l’aura compris : les histoires décrivent un processus d’initiation durant lequel la fille naïve et innocente se transforme en femme mature. Une femme qui sait que les apparences peuvent être trompeuses, qui contrôle sa propre vie et dont le plus grand désir n’est plus de plaire aux autres. C’est-à-dire une femme qui s’est éveillée après un long sommeil.
C’est avec les mêmes mots que ma propre mère a décrit sa propre prise de conscience : « Après quarante ans passés en somnambule, je me suis réveillée », dit-elle toujours. Jusque-là, elle se contentait de faire ce qu’on attendait d’elle : elle était docile et bien élevée, et s’est mariée parce qu’elle avait peur de finir vieille fille. Elle ne s’est pas offusquée d’être licenciée la veille de son mariage, a eu deux enfants et a continué de suivre le mouvement par automatisme. Elle a toujours gagné sa vie, mais ne se préoccupait pas de savoir qui elle était, ce qu’elle voulait et ce qu’elle pensait. Jusqu’à ce lent réveil, lorsqu’elle s’est mise à lire des livres de développement personnel et s’est abonnée à une revue féministe et s’est mise à assister à toutes sortes de conférences et de réunions.

Initiation
À la même période, j’étais adolescente, et je commençais à m’engager sur la même voie qu’elle : je lisais Simone de Beauvoir, je m’allongeais sur mon lit pour admirer la pleine lune et je remplissais des carnets de belles citations de Proust et de Bouddha. Ma mère et moi échangions livres et idées. Après ma séparation avec le père de mes enfants, je suis passée par une deuxième étape initiatrice, représentant un passage à l’âge adulte sur le plan émotionnel. Qui sait ? Peut-être connaîtrai-je une troisième initiation en même temps que ma propre fille, lorsqu’elle deviendra adulte. Dans les anciennes religions préchrétiennes, on distinguait trois périodes dans la vie d’une femme : la vierge (l’indépendance et la recherche), la mère (la contribution au monde) et la vieille femme (la sagesse). Chaque étape nous rapproche de notre nature sauvage et puissante. Mais une telle prise de conscience n’est possible que si l’on choisit de ne pas rester naïve et de ne pas céder à l’envie de plaire aux autres en permanence. Car ce désir de plaire, d’être une “gentille fille” ou une “femme bien” s’assouvit au détriment de notre vraie nature. Il a un prix élevé : l’abandon de notre lumière intérieure, de notre force authentique, de nos qualités uniques.

Obstacles
Pendant les siècles de répression de l’énergie féminine, l’énergie masculine a été tout aussi bridée. Il faut comprendre que le patriarcat était nocif et restrictif pour les deux sexes. Et si vous voulez mon avis, il est temps de ne plus désigner l’autre sexe comme coupable, mais de redécouvrir, ensemble, ce qu’une énergie féminine plus élevée et une énergie masculine plus élevée impliquent. Il est temps de faire tomber les chaînes que la tradition, la culture et l’éducation ont utilisées pour emprisonner les deux sexes. Pour cela, nous devons nous défaire du statut de victime, et faire un effort pour faire renaître en nous ce que nous avons négligé. Pour cela, nous devrons faire la différence entre ce que dit la norme et ce que proclame notre moi intérieur. Et nous devrons faire preuve de courage pour tendre vers cet idéal en dépit du regard des autres. Car qui veut courir avec les loups rencontrera inévitablement des obstacles sur son chemin.

Libre
Lorsque la femme qui court avec les loups nous parle, elle s’adresse à notre nature sauvage, à notre côté passionné, créatif, intuitif, destructif, sensuel et introspectif. Et en écoutant cette voix, nous gagnons en force, en conscience et en autonomie.
Grâce à Clarissa Pinkola Estés, j’ai osé, et j’espère que vous oserez aussi, me jeter dans les eaux troubles de mon subconscient, où des trésors insoupçonnés se cachent en attendant d’être découverts. La lecture de son livre est comme une pêche à la perle, non exempte de dangers et de désagréments, mais offrant la récompense la plus incroyable qui soit : l’appréhension de notre être dans sa totalité, et le courage d’en faire part au monde entier. Afin de pouvoir, comme l’affirme Glenn Close, nous accomplir et poursuivre nos rêves. Afin d’être véritablement libres.

Pour aller plus loin
• La Journée des Sorcières, 6 mars 22, réservations sur Journée des Sorcières
• Femmes qui courent avec les loups, Clarissa Pinkola Estés, Éditions Le Livre de Poche.

Texte Susan Smit Photo Quentin Lagache-/Unsplash