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L’art d’agir en accord avec la vie. Interview de Colette Poggi.

Catégorie(s) : Rituels, Développement personnel, Bien-être, Art de vivre, Philosophie, À découvrir, Rencontres, Sagesse & spiritualité, Livres

Si la vie a parfois des airs de champ de bataille où s’affrontent des forces contraires, cette guerre s’étend aussi à notre monde intérieur. Dès lors, que faisons-nous ? Nous jetons-nous, dans un emportement téméraire, au beau milieu du combat ? Fuyons-nous l’intensité et la violence de ces échanges d’énergie ? Ou est-ce que nous nous déposons en nous-même pour y déceler ce cri de vie que nous pourrons convertir en une action spontanée et harmonieuse ? Dans cette interview autour de son livre La Bhagavad Gîtâ ou l’art d’agir (éditions des Équateurs, décembre 2020), la sanskritiste, indianiste et docteur en philosophie comparée Colette Poggi nous introduit au cœur de l’espace de spiritualité aussi millénaire qu’actuelle qu’offre ce grand texte indien, pour nous présenter le dialogue entre la divinité Krishna et Arjuna, héros en pleine léthargie qui va réapprendre le sens profond de l’action, uni au mouvement de la vie au-delà de ses intérêts personnels.

Happinez : Quelle est l’histoire de la Bhagavad Gîtâ et comment avez-vous découvert ce grand texte ?

Colette Poggi : Il m’est arrivé une chose étonnante dès mon premier cours de yoga, alors que je commençais tout juste mes études universitaires, une expérience d’apaisement et d’harmonie mettant le souffle, le corps et l’esprit à l’unisson. C’était donc possible ! J’aspirais à cela depuis toujours… car j’en avais soif, tout simplement. La lecture de la Bhagavad Gîtâ, des Upanishad, des traités de yoga, a immédiatement suivi, j’ai dévoré ces textes, encore et encore, et je sais aujourd’hui que leur approche procède en spirale, offrant toujours de nouvelles découvertes. Cet enchaînement de la pratique et de la plongée dans les textes fut un événement déterminant dans ma vie : il me fallait apprendre le sanskrit afin de traduire des textes inédits, tant de merveilles demeuraient encore inaccessibles, non traduites. Deux ans plus tard, avec un maître indien vivant à Paris, j’ai commencé à entrer dans le texte original de la Gîtâ. La traduction, la profondeur de sens qu’il véhiculait, tout cela attisait mon enthousiasme.

En bref, le “Chant du Bienheureux” (4ème siècle avant notre ère) appartient au sixième livre de la grande épopée du Mahâ-Bhârata. Il raconte en sept cent versets l’histoire d’un conflit à plusieurs niveaux : à la fois sur un champ de bataille, entre deux clans d’une même famille, et dans l’esprit d’Arjuna, un archer illustre pour sa vaillance. Mais ici, le héros défaille, s’effondre, doute et renonce à se battre. Cet incident est quasi-incompréhensible pour un kshatriya (ordre des guerriers). Il va à l’encontre de la préservation de l’Ordre cosmique, Dharma. Chacun, en effet, est censé jouer son rôle dans ce vaste agencement. Son cocher, Krishna, se doit d’instruire Arjuna afin de réveiller en lui le sens de son propre devoir svadharma. S’il n’agissait pas en conformité avec lui, l’Ordre du monde serait alors en péril.

 

Qu’est-ce qui fait sa richesse particulière ?

En dix-huit livres et sept cent versets, la Bhagavad Gîtâ récapitule sous la forme d’un dialogue poétique et vivant les éléments fondamentaux de la philosophie du yoga. Bien sûr, les thèmes aujourd’hui si présents dans le monde du yoga, tels que postures (âsana), centres vibratoires (cakra, padma) etc., ne sont pas abordés. Ces développements n’apparaîtront que quelques siècles plus tard, au début du premier millénaire, avec le grand courant du Tantra. Toutefois le message véhiculé par la Gîtâ sera repris et réinterprété par le philosophe tântrika cachemirien Abhinavagupta (10ème-11ème siècle) qui transpose le champ de bataille dans l’espace du corps individuel. Pour ce philosophe de la conscience, la véritable zone de turbulences se trouve là, dans notre pensée, où sont brassés dans un incessant mouvement nos savoirs, mais aussi nos désirs, nos peurs, nos aversions. Ces divers moteurs de la vie psychique sont de plus nourris par les mémoires inconscientes qui “hantent” notre corps subtil formé de trois dimensions emboîtées : mental, souffle-énergie, intuition.

La puissance de la Gîtâ réside dans la dynamique du dialogue échangé entre Krishna et Arjuna. Surtout quand l’on comprend que tous deux sont des instances intérieures qui attendaient depuis longtemps de se reconnecter : un niveau mental et un niveau plus profond relié à l’intelligence universelle, qui sait avant que nous (notre mental) ne le sache. Quelque chose en nous vibre plus intensément lorsque nous réalisons une action en consonance avec la Vie. Cette action peut être physique, verbale ou mentale. Toute sa vie, jamais un seul instant, il ne faudrait cesser d’être attentif aux notes justes ou fausses que nous jouons. Cela requiert un grand discernement, mais c’est à ce prix seulement qu’il devient possible de percevoir au fond de soi la petite musique de l’Univers, et de ressentir si notre instrument est en accord ou non avec elle.

Comme un musicien qui accorde et ré-accorde inlassablement son instrument, nous sommes des musiciens de la vie, et nous sommes responsables de la qualité de cet instrument qui nous a été confié, le temps d’une vie. On appelle en sanskrit (langue sacrée des hindous) dharma-toushti le sentiment de bonheur éprouvé lorsqu’on accomplit notre dharma, ce que nous avons à faire dans ce monde… lorsque nous jouons correctement notre partition dans la symphonie cosmique. Respirer, marcher, travailler, ne rien faire, c’est tout cela, notre partition aux mille variations.

 

En quoi déploie-t-il toute une philosophie de l’agir ?

La Bhagavad Gîtâ ne prône pas une voie de renoncement et de retrait du monde. Il est vrai que ce cliché est associé à l’Inde et que certains ascètes, philosophes ou maîtres spirituels ont privilégié cette voie, du moins comme une étape, pour atteindre la délivrance. Ce but suprême signifie la sortie de la ronde des existences (samsâra), dans laquelle on retombe sans cesse en raison de l’attachement aux actes.

Cependant, il y eut en Inde bien d’autres voies intégrant expérience dans le monde et recherche spirituelle. Certaines doctrines tantriques en font partie, ainsi que celle enseignée dans la Gîtâ par Krishna. Pour ceux-là, ce ne sont pas tant les actes qui enchaînent au devenir, mais l’attachement au fruit des actes, l’intention égocentrée, l’autosatisfaction, la récompense attendue. Ce dont il faut se débarrasser, c’est de son identification au moi, au corps, aux pensées, etc.

La Gîtâ apparaît dans ce contexte comme une révolution copernicienne. Agir dans le détachement, en accomplissant le mieux possible l’action qui nous incombe, cela est un yoga, c’est le yoga de l’action. Krishna, le Bienheureux, parle sous le nom de Bhagavan, « celui qui se donne en partage », d’où la notion de collaboration collective à l’Harmonie cosmique. Dans le deuxième livre, il déclare à Arjuna que « le yoga est habileté dans les actes », ou encore que le yoga est « égalité d’âme », quoiqu’il arrive. « Dresse-toi ! Éveille-toi ! » sont des injonctions qui vont sortir Arjuna de sa léthargie.

Ainsi, il ne suffit pas d’agir, il est essentiel que l’action soit allégée du fardeau du moi, qu’elle soit réalisée pour un but plus noble que celui de son propre profit. La philosophie de l’action dans la Gîtâ se situe aux antipodes de l’individualisme. Il faut agir avec espoir, avec le sentiment que tout est inter-relié, avec foi ou confiance, shraddhâ. Ce terme sanskrit possède une puissante signification donnée par son étymologie : se poser dans le cœur (shrad-dhâ).

 

Le yoga est-il une manière d’appliquer dans la matière les enseignements de la Bhagavad Gîtâ ?

Le simple fait de respirer, de marcher, de parler, de se poser sur le tapis, devient yoga si l’on pratique le non-agir dans l’agir. Quel en est le sens ? Cette attitude consiste à laisser l’action s’accomplir dans une transparence, une sincérité totale, non pour se valoriser, non pour paraître, ni prétendre être quoi que ce soit, mais parce que c’est juste, que c’est le bon moment, que c’est dans l’ordre des choses.

On peut également formuler ce paradoxe ainsi : l’agir dans le non-agir. Cela suggère un aiguillage subtil de l’intention consistant en l’effort de ne pas faire d’effort. Cela ne peut être compris que par une expérience vécue. Or l’apprivoisement du souffle, le relâchement musculaire qui intervient après une posture tonique, l’abandon à la pesanteur, tout cela conduit les pratiquants à la lisière du non-agir.

Il faut une certaine audace pour s’abandonner au courant de la vie, sans aucune tentative de contrôle mental. Arjuna, le héros invincible, avance dans l’entre-deux, au milieu du champ de bataille car il cherche à voir qui se trouve dans l’autre camp ; il exprime sa vérité en s’effondrant, et de là, de cet espace vacant au-dedans de lui, il pourra percevoir une Parole salvatrice. Si nous aussi, nous osons faire un pas de côté, nous pouvons découvrir dans le champ de notre corps, la présence de la vie cosmique. La posture s’accomplit d’elle-même, on se laisse “danser” au rythme du souffle, en ajustant le timbre de son instrument à celui de l’orchestre, sans cesse changeant.

 

Quel écho trouve-t-elle aujourd’hui selon vous ?

Le monde actuel est depuis quelques mois bloqué par une crise sanitaire, inimaginable, ne serait-ce que l’an passé à la même époque. Figé et sombre, ce monde a aujourd’hui un urgent besoin que, de nouveau, circulent l’énergie et la lumière, que, de nouveau, circule un souffle partagé lors des rencontres amicales, des enseignements, des concerts ou pièces de théâtre. Oui, cette période est une épreuve très difficile à traverser pour beaucoup d’entre nous. L’effondrement fait penser à celui d’Arjuna, au milieu du champ de bataille.

Cependant, un aspect positif m’apparaît au sein de ces ténèbres, on sent naître une soif de sens plus intense, une aspiration à vivre la vie dans ce qu’elle a de plus fondamental, de moins extérieur et futile. Un nouveau sentiment de solidarité pourrait aussi voir le jour parce que toute la planète est menacée, et qu’il ne faut pas baisser les bras mais agir, comme l’ont fait les soignants tout au long des mois passés et encore aujourd’hui.

La Bhagavad Gîtâ, nous transmet, de toute évidence, un message d’une grande actualité : agir oui, mais pas n’importe comment, avec discernement, altruisme, désencombré du moi bruyant qui nous empêche de respirer, de penser, librement et nous ouvrir à la réalité universelle.

Ce n’est pas un luxe de reconnaître qui nous sommes vraiment, une onde de vie au sein de l’univers. Notre existence s’exprime nécessairement dans l’action, et la plus achevée consiste à agir sans rien retenir dans les remparts de l’ego. Tel est le message si limpide de la Gîtâ pour nous aujourd’hui, comme l’ont incarné Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela, et bien d’autres dont l’histoire a oublié le nom. La militante écologiste indienne Vandana Shiva en est un vivant témoignage, elle agit avec passion et détachement dans un but qui dépasse sa propre existence ; de même, cette autre femme indienne, Vimala Thakar, qui s’est toute sa vie investie dans les projets sociaux et n’a cessé de transmettre l’esprit de recherche, au sein du monde. Son credo en parfaite consonance avec la Gîtâ s’exprimait en ces termes : « accomplir, c’est s’accomplir ».

 

Propos recueillis par Aubry François

Portrait © Gwladys Louiset Photography, pour Yoga magazine.