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Alexandre Jollien : Regarder le chaos

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À chaque fois que je traverse quelque épais tourment, je rêve moi aussi d’un guichet où l’on pourrait débarquer sans être jugé, où l’on serait accueilli avec chaleur, loin du prêchi-prêcha habituel : « Bonjour, je suis complètement raide dingue, tiraillé par d’incontrôlables désirs, aidez-moi à gérer cette affaire ! », « J’en ai marre de tout, faites quelque chose ! Écoutez-moi ! Donnez-moi un coup de main ! », « Au secours, je m’enlise dans l’angoisse, je coule ! »

Impérativement, il nous faut inaugurer une policlinique philosophique, un dispensaire, et dégotter les remèdes, les expédients, les docteurs, les soignants ! Je n’ai qu’une brinquebalante pharmacopée et une mission : prospecter pour répondre à l’urgence de la détresse et intégrer dans la vie spirituelle la question du mental et aussi le corps, les affects, le sexe, l’acrasie… Chez les Grecs, ce terme désignait l’impuissance à changer, la faiblesse de notre volonté et tous ces actes que l’on fait à l’encontre de notre meilleur jugement. L’acrasie entraîne tant de tiraillements, d’écartèlements intimes. Elle nous divise et crée de douloureux divorces intérieurs, entre nos plus hautes aspirations et ce que nous incarnons au quotidien. Je sais que ce seizième biscuit au chocolat m’est néfaste et pourtant je me jette sur la boîte. D’où tant de conflits sans fin…

Assumer ces continuels psychodrames, traverser ces déchirements existentiels sans fuir dans des concepts éthérés, sans se planquer dans une ascèse asphyxiante, c’est regarder le chaos les yeux dans les yeux…

Comment ne pas se laisser bousiller par les errances et prendre le risque de s’aventurer vers une liberté inédite, joyeuse ? Comment garder dans la main cette boussole : qu’est-ce qui me détend véritablement ?

Envisager la sagesse comme une policlinique où l’on se retape, où l’on avance vers la grande santé plus qu’un chemin de perfection, voilà ce qui nous attend ! Qu’est-ce qui nous libère pour de bon ? Non que l’existence réclame des remèdes, des soins, des pansements, du baume. Il sied plutôt et sans tarder de nous purger des occlusions de l’âme, de ce qui entrave la fluidité et le dire oui, le devenir oui. Il existe bien des voies aptes à nous désincarcérer de ce petit moi perpétuellement ballotté dans cette sorte de gigantesque montagne russe qui donne le vertige. Dieu est mort, du moins ses grossières caricatures ; les baguettes magiques, les recettes miracles et les traitements de choc sont partis à la casse. Oser l’intériorité, suivre un chemin ne revient pas forcément à nier le tragique, à fuir le monde ni à, pardonnez-moi l’expression, péter plus haut que son cul ! Le défi ? Se livrer corps et âme à une pratique espiègle, à un entraînement de l’esprit, à un art de glisser loin de l’orthopédie psychique et du sérieux.

Extrait de La Sagesse espiègle d’Alexandre Jollien, © éditions Gallimard, 2018.

© photographie Francesca Mantovani GALLIMARD