Le sommeil est un phénomène miraculeux.
À la découverte du chamanisme au féminin
Parfois réduite au rang de simple phénomène de mode, la notion de “féminin sacré” possède pourtant une profondeur qui fait souvent défaut à notre monde actuel et peut nous ouvrir – hommes inclus – de nouvelles perspectives de sens, plus nourrissantes pour notre être qu’un matérialisme effréné. Pour poursuivre son exploration de cette spiritualité au féminin qui nourrit déjà depuis plusieurs ouvrages son travail d’essayiste et de journaliste, l’historienne de formation Audrey Fella s’est intéressée au chamanisme à travers le point de vue de six femmes remarquables pour tenter de comprendre quelles sont les spécificités de cette tradition ancienne qui demeure vivace, grâce à elles, dans notre époque contemporaine. Mais avant de plonger dans son livre, Femmes chamanes, publié en juin dernier chez Mama éditions, découvrez l’interview exclusive d’Audrey Fella qui a défriché pour nous ces territoires qui mettent à l’honneur nos pouvoirs de guérison et de création.
Happinez : Comment expliquez-vous l’intérêt actuel pour le chamanisme ?
Audrey Fella : Aujourd’hui, certains Occidentaux aspirent à vivre une relation plus harmonieuse et vivante avec eux-mêmes, la nature et l’humanité. Ils ne font plus confiance au système économique et politique basé sur la surexploitation des ressources et la production illimitée, à l’industrie agro-alimentaire et pharmaceutique. Ils souhaitent renouer avec l’esprit de la Terre mère, la sagesse et les valeurs des peuples premiers, qui la respectent et prennent en compte l’interdépendance des différents règnes humain, animal, végétal et minéral. On le voit bien, ils ont de plus en plus besoin d’adapter leur consommation et de préserver l’équilibre naturel.
Certains cherchent aussi à guérir leurs blessures psychologiques à travers des pratiques diverses, ou s’emploient à donner un sens à leur vie et à déployer leur âme étouffée par la société matérialiste. Ils aspirent à libérer leur mental occupé par les soucis du quotidien, à ouvrir leur conscience et à redécouvrir une réalité d’un autre ordre, qui peut s’éprouver. Le tout pour réenchanter leur existence, et retrouver un lien spirituel avec la vie. Étant la plus ancienne expression spirituelle de l’humanité, le chamanisme répond donc au désir de spiritualité de ceux qui n’ont pas trouvé leur bonheur dans les religions, ou ailleurs.
Qu’est-ce que le chamanisme au féminin ?
Le chamanisme au féminin est un ensemble de rituels et de cérémonies destinés aux femmes pour les guérir et les initier, pour soigner leurs blessures individuelles et collectives et les aider à devenir Femme. Qu’est-ce que devenir Femme ? C’est accueillir la Déesse en soi, cette part sacrée ou divine qui est en nous et que l’on peut recontacter pour la faire vivre et l’incarner dans notre vie. La plupart des rituels pour les femmes, dans les traditions amérindiennes notamment, célèbrent les diverses étapes de leur vie : les lunes ou règles qui marquent leur entrée dans la vie de femme, la sexualité, la grossesse, l’accouchement, la ménopause… Ils honorent la femme à toutes ces occasions ; ils rendent sacrées ces étapes de transformation. Ils leur permettent aussi de se relier à ce qui est plus grand qu’elles, une conscience plus vaste, bienfaisante et aimante, qui les accompagne toute leur vie ; et d’agir en lien avec leur nature profonde et originelle, qui renouvelle le vivant. Les femmes sont les gardiennes de cette spécificité et de cette énergie de création matérielle et immatérielle, qui font leur force. C’est ce qu’en Occident on appelle le “féminin sacré”.
Qu’entendez-vous, précisément, par “féminin sacré” ?
Le féminin sacré est une expérience qui nous invite à plonger à l’intérieur de nous-même et à écouter notre petite voix intérieure intime et personnelle, liée à notre part originelle sacrée. C’est une énergie de guérison et de transformation qui nous permet d’être, en nous reliant à nous. Allié au masculin sacré, il devient une force d’action et de création. Car le féminin ne peut pas se penser sans le masculin. Toute la création est marquée par leur alliance dynamique de vie. Aussi le féminin sacré concerne-t-il autant les hommes que les femmes. Si les rituels chamaniques sont différents pour les hommes dans certaines traditions, ceux-ci peuvent aussi faire le travail pour s’ouvrir et accueillir le sacré en eux. Une fois ce pouvoir reconquis, on peut contacter notre force et nous relier à la nature et aux autres plus justement. On peut agir en accord avec nos valeurs profondes et manifester le monde harmonieux dans lequel on souhaite vivre. On est libres des injonctions de la société qui nous conditionne dans notre façon d’être et d’agir.
Si la femme entretient une relation si essentielle à la vie, du matériel au spirituel, pourquoi la lui a-t-on refusée pendant si longtemps en Occident ?
En Europe, cette tradition féminine a en effet été confisquée : les guérisseuses, les druidesses et les prêtresses païennes ont été traitées de sorcières, elles ont été persécutées et brûlées – les religions ne les ayant pas aidées avec leurs visions négative et positive d’Eve et de Marie. Le féminin sacré est un immense pouvoir de création. Un pouvoir au sens de “capacité à” et non de “pouvoir sur”. Ce qui n’a pas toujours été bien compris par les hommes et les femmes non plus. Avec l’avènement de la culture patriarcale et des religions monothéistes basées sur un Dieu masculin, les hommes ont dénié petit à petit la place des femmes au sein des institutions. Ils ont pris l’ascendant sur elles, pour amoindrir leur pouvoir, allant jusqu’à bloquer cette énergie en elles. En outre, la culture moderne occidentale a poursuivi un travail de désacralisation de la vie. Les rituels et les coutumes ont été relayés au rang de folklore, et le profane a recouvert toute notre relation au vivant. Voilà pourquoi beaucoup d’entre nous ne respectent plus la nature aujourd’hui. Dépourvue de sa sacralité, elle est devenue un objet que l’on peut piller à outrance, plutôt qu’honorer pour sa beauté et ses dons. Idem pour les femmes qui ont subi et subissent encore toutes les formes de maltraitance existantes. C’est intéressant et bouleversant de voir qu’aujourd’hui beaucoup d’entre elles aspirent à guérir leur féminin blessé, et à retrouver leur place et leur pouvoir spirituels.
Qu’avez-vous appris sur vous-même en tant que femme durant cette enquête ?
Lors de mon enquête, j’ai rencontré des femmes chamanes et des femmes-médecine, avec qui j’ai partagé un voyage chamanique, un stage de chant et de peinture de sable inspiré par les Navajos, une diète de rose selon les principes du chamanisme amazonien, une hutte de sudation lakota, un rituel mongol, etc. Grâce à ces pratiques, j’ai approché une spiritualité basée sur le sentir qui privilégiait le corps sur le mental, l’intuition sur la raison. J’ai pris conscience de ma féminité à travers ma nature biologique, de mes blessures, de ma fragilité et de ma force. J’ai réalisé à quel point les femmes étaient conditionnées dans leur manière d’être et de faire par la culture patriarcale qui leur a inculqué des rôles limitants, puis par la société moderne qui leur a demandé d’être productives et compétitives. J’ai contacté une autre façon d’être, plus sensible, qui m’a permis de mieux saisir qui j’étais avec ma part sacrée, de mieux voir mes qualités et mes dons. J’ai contacté une énergie nouvelle qui m’a aidée à cheminer, à donner du sens et à être plus sereine face aux événements qui traversaient ma vie. Autrement dit à grandir. Les femmes chamanes sont des sortes de sages-femmes. Elles nous voient avec amour et nous “accouchent”. Elles nous aident à devenir nous-mêmes et à retrouver notre pouvoir de guérison et de création. Après, nous seuls sommes responsables de ce que nous en faisons.
Qu’est-ce qu’un animal totem ? Quel est le vôtre ? Comment trouver le sien ?
Un animal totem est un esprit qui vous guide et vous aide tout au long de votre vie… Il vous montre vos dons, vous donne des informations et de l’énergie pour prévenir, guérir ou avancer sur votre chemin. Pour moi, c’est une partie de notre âme qui se manifeste sous une forme reconnaissable par notre esprit. En général, on en a plusieurs. En ce qui me concerne, j’ai rencontré un loup lors d’un voyage chamanique : mon âme m’a conduite vers lui. Mais je ne me suis pas attardée sur ce phénomène.
Le voyage chamanique est une pratique à finalité thérapeutique, mise au point par l’anthropologue Michael Harner, suite à ses expériences auprès des Indiens Shuar (Jivaro) et Conibo en Amazonie péruvienne dans les années 1960. Ne nécessitant ni croyances religieuses, ni prérequis spirituels, il permet d’atteindre une « réalité non ordinaire », qui est une source de connaissance et de pouvoir, dont la guérison. C’est une sorte de rêve éveillé où l’on est invité à rencontrer son animal totem en explorant le « monde d’en bas » très semblable au nôtre et le « monde d’en haut », dans lesquels tout est possible ; le « monde du milieu » correspond à l’univers spirituel de notre réalité ordinaire.
Les voyages chamaniques sont-ils réels ? Ces visions ne sont-elles pas le fruit de notre imagination ?
Bien que je me sois posée la question après chaque voyage chamanique, je n’ai toujours pas trouvé la réponse… Le cerveau invente-t-il tout cela ou ce rêve éveillé vient-il d’ailleurs ? D’où ? Et pourquoi ? Qu’est-ce que la conscience ? De nombreux scientifiques s’interrogent sur cette question aussi. Le chercheur en neuroscience Mario Beauregard a mis en évidence que la conscience n’était pas dans le cerveau, mais qu’elle pouvait l’influencer. C’est vertigineux quand on y pense. Est-ce démontrable scientifiquement parlant ? Je ne sais pas. Il existe tant de mystères insondables, même pour la science. Tant mieux ! Cela est presque réconfortant et ajoute à la beauté de la vie pour moi !
Quelle sagesse à incarner au quotidien le chamanisme féminin nous transmet-il ?
Le féminin est un facteur de changement. Il nous permet de découvrir notre vraie nature et de manifester un monde plus harmonieux, en accord avec celle-ci. Nous sommes des hommes et des femmes avec des noms, des familles, des métiers, etc., et nous sommes aussi beaucoup plus que cela, des êtres sensibles avec des dons extraordinaires et des facultés d’intuition, d’accueil, de lien, capables de compassion, de pardon, de solidarité et de partage… Tout ce qu’il faut pour renouveler le monde actuel ensemble.
Le chamanisme au féminin nous invite à nous relier à nous-même, aux autres et à la nature. À nous éveiller à une autre façon d’être et de faire plus juste, en collaborant avec les différents règnes naturels, et les autres peuples. Chaque être humain a une mission personnelle qu’il peut réveiller pour aider la planète face au réchauffement climatique et l’humanité face aux crises successives – sociales, économiques et sanitaires – qu’elle rencontre. Nous sommes tous responsables et appelés à prendre soin de cette part du vivant en nous et à l’extérieur de nous qui nous est confié.
Auriez-vous un ou deux rituels à partager qui vous semble particulièrement désigné pour aider la femme à épanouir sa féminité ?
Il est très important de choisir un rituel en fonction de ses besoins propres, pas parce qu’il est à la mode. Un rituel chamanique ou autre n’est pas un jeu ou un divertissement, mais une cérémonie sacrée qui fait appel aux esprits du monde invisible, et il ne faut pas les déranger pour rien. À ce titre, les femmes, et les hommes aussi, qui cherchent des rituels pour eux-mêmes peuvent se pencher sur les livres de Sandra Ingerman, qui propose diverses cérémonies que l’on peut faire soi-même selon ses aspirations. Les femmes peuvent aussi se tourner vers les Womb Blessing, les “bénédictions de l’utérus” de Miranda Gray, qui sont dispensées par les Moon Mothers. C’est une pratique méditative où elles sont invitées à ouvrir tous leurs centres énergétiques, de la base à la tête, pour recevoir un soin profond et guérisseur. Elle peut être vécue individuellement ou collectivement lors de méditations mondiales rassemblant des milliers de femmes. En général, c’est un moment intime et fort, qui reconnecte la femme à cet organe extraordinaire qui donne la vie et par là à son cycle féminin, en lien avec son pouvoir de guérison et de création.
Propos recueillis par Aubry François
Portrait ©Jérome Panconi