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Mémoire du corps, mémoire des cicatrices

Catégorie(s) : Livres, Psychologie, Développement personnel, Happi.Body, Rencontres

Psychanalyste, membre d’Espace analytique et professeur émérite de l’université Paris Diderot, Danièle Brun est notamment l’auteure de “Mères majuscules” (2011) et “La passion dans l’amitié” (2013). Son nouvel ouvrage, “L’Empreinte du corps familial” (Odile Jacob), interroge nos cicatrices, ces marques plus ou moins profondes qui dessinent à même notre chair le canevas fondateur de notre histoire, et ne demandent qu’à nous le remettre en mémoire.

Happinez : Quelle place donnez-vous au corps dans votre travail psychanalytique ?

Danièle Brun : Depuis L’Enfant donné pour mort (Aubier, 2013), livre portant sur la guérison du cancer chez l’enfant et sur le devenir de la relation à la mère dans le contexte de la peur de perdre son enfant, je n’ai cessé de m’intéresser au rôle que tient le corps dans notre existence et sur la façon dont il produit des peurs ou des angoisses, parfois des joies. À plusieurs reprises dans mes travaux, je me suis penchée sur les exigences du corps malade de tel ou tel membre de la famille afin d’envisager ses répercussions sur l’ensemble qui la constitue, les parents, les conjoints, la fratrie. Dans le cas présent, celui du livre intitulé L’Empreinte du corps familial / Mémoire des cicatrices, c’est la famille comme corps qui occupe ma plume. J’invite à un travail de connaissance et de reconnaissance sur le savoir dont le corps est dépositaire. J’invite à une forme de retrouvailles avec l’histoire de son corps et à prêter à ses cicatrices une fonction de mémoire.

Happinez : Qu’appelez-vous le “corps familial” et en quoi serait-il connecté aux cicatrices dont est porteuse notre enveloppe physique ?

Danièle Brun : Je parle de corps pour faire image, pour que l’on comprenne l’importance des membres d’une famille et les raisons de leur cohésion autour d’un nom et d’une histoire. Cette histoire, différente dans chaque famille, est toujours marquée par un manque, actuel ou passé, que les uns ou les autres ont essayé de masquer sinon de compenser. Celle ou celui qui y parviendra au nom de l’ensemble du groupe familial occupera une place dans ce que j’appelle le peloton de tête du corps familial. C’est pour cela que je me réfère à l’anatomie. Quant au tronc, je le vois formé par le manque qui fédère la famille, même si elle se dissocie pour un temps. On peut constater qu’aucune famille n’est épargnée par le manque. Si ce n’est l’argent, c’est le sol, l’habitat, le travail, les enfants, un fils, une fille, une reconnaissance, et l’amour bien sûr. Les cicatrices sont des petites inscriptions que l’on garde des menus incidents, accidents qui ont émaillé l’existence depuis notre tendre enfance : une morsure, une dent cassée au cours d’un jeu entre sœurs alors que le père est dentiste, une trace de barbelés franchis pour traverser une propriété gardée… On peut éprouver une certaine tendresse ou de la négligence pour ces histoires sans paroles que le corps engrange sous forme de cicatrices. « Nos cicatrices nous rappellent d’où on vient […] », disait Nelson Mandela. Quoique extraits du contexte carcéral, auquel vraisemblablement ces mots se rapportent, ils illustrent, à mon sens, de la façon la plus concise, ce qui se passe dans les corps à corps que les différentes personnes de la famille initient avec le bébé. Il y a sur son corps tout neuf, et avant toute autre relation à la mère ou au père, une inscription collective au cours de laquelle l’histoire familiale avec ses déceptions, ses manques et ses joies va laisser son empreinte sur la chair du très jeune enfant. Cette empreinte dira plus tard la place qu’il occupa dans la dynamique familiale et il pourra la reconstruire et s’approprier son histoire. Les cicatrices, et le moment où elles se sont produites, seront des pistes ouvrant sur les temps qui ont marqué son parcours.

Happinez : Peut-on rapprocher cette notion de “corps familial” de celle de “transgénérationnel” ?

Danièle Brun : Chaque famille a sa manière de faire corps avec son histoire, de la vivre dans son corps et de la transmettre par son corps avant de pouvoir la traduire en mots. Une histoire se noue entre le corps que forme le collectif d’une famille et celui que chacun possède à la naissance. L’empreinte est, avant tout autre mode d’expression, corporelle. Le fait qu’elle participe de ce que l’on appelle la transmission ne permet pas de la situer dans le registre de ce qu’on a appelé transgénérationnel. L’empreinte est tout à fait singulière et elle évolue chaque fois qu’une famille nouvelle est constituée. Chaque enfant la reçoit à sa façon même si les éléments communs au groupe familial en constituent la trame. Ce que je propose avec la notion de “corps familial” est en somme une méthode, un schéma pour une construction identitaire qui permet à terme de transformer les dissensions, de les inscrire dans une histoire plus complexe et de se libérer d’une emprise familiale pesante.

Happinez : Tout comme toutes nos cicatrices corporelles ne peuvent être complètement effacées, n’est-il pas impossible de résoudre toutes les problématiques liées à la famille ? 

Danièle Brun : Les cicatrices corporelles ne s’effacent pas spontanément. Elles s’estompent, ce qui n’est pas la même chose. Elles s’estompent comme les souvenirs. Il faut leur redonner de l’actualité et cela se fait par la parole. Pour les faire disparaître, il faut faire appel à la chirurgie. La fille d’une de mes amies se plaignait récemment à sa mère d’une cicatrice demeurée trop visible à son poignet à la suite d’une coupure survenue à l’époque de ses 18 ans, moment où elle se préparait à « prendre son envol », me dit cette amie. L’anecdote se termina par une suggestion que la mère fit à sa fille de s’adresser à un chirurgien pour effacer ladite cicatrice. « Mais, Maman, il n’en est pas question, c’est mon histoire », répondit la jeune femme. Quant à résoudre toutes les problématiques liées à la famille, ce serait un projet totalitaire qui m’est tout à fait étranger. Encore une fois je propose une voie d’accès à sa propre histoire en s’appuyant sur quelque chose de familier : son propre corps et leurs cicatrices dont la fonction de mémoire est précieuse.

 

Propos recueillis par Aubry François

 

Portrait © Sarah Moon