Le sommeil est un phénomène miraculeux.
Faut-il écouter son cœur ?
Il faut écouter ses ressentis et son intuition, qui sont sources de sagesse et émanent de l’être profond : tel est le credo de notre époque… Mais la raison proteste parfois et cherche à se faire entendre. Alors, à qui prêter l’oreille ? Discussion très animée entre la tête et le cœur.
Imaginez : votre tête et votre cœur ont décidé d’avoir une bonne conversation. La tête s’est installée dans un fauteuil, les bras croisés, tandis que le cœur batifole autour d’elle en la taquinant.
« Sais-tu, lui dit-il, que tu n’as plus la cote ?
— N’importe quoi, répond la tête en fronçant les sourcils. Au contraire, je suis très à la mode. « Je pense, donc je suis » : c’est ce qui définit l’être humain.
— C’est ce que tu crois, réplique joyeusement le cœur. En réalité, tu perds du terrain. Les hommes ont enfin compris qu’ils doivent suivre leur cœur. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point », c’est Blaise Pascal qui l’a dit.
— C’est bien là le problème, répond la tête d’un air méprisant. Quand les gens n’ont pas envie de faire quelque chose, ils disent : « Je n’ai pas le cœur à ça » et hop, ils ne le font pas, sans plus se poser de questions. Crois-moi, en écoutant son cœur, on ne fait que ce qu’on a envie de faire, et on sombre dans le chaos. Nous savons bien où cela mène : traîner toute la journée sur le canapé, flirter avec le voisin, finir la tablette de chocolat.
— Traîner sur le canapé de temps en temps, ça peut permettre d’éviter un burnout. Et qui sait, le voisin est peut-être l’homme de ta vie ? Quant au chocolat, c’est bon pour le moral. D’ailleurs, si les gens suivaient leur ressenti profond, ils auraient moins besoin de se consoler avec la nourriture.
— Ressenti profond, grommelle la tête. Il est souvent bien difficile à cerner, ton ressenti profond. Une pensée, au moins, ça peut se mettre en mots.
— Justement, s’écrie le cœur. C’est pourquoi il faut m’écouter, faire taire sa tête un instant et sentir ce qui monte en soi. Autrefois, les psychologues disaient : pour prendre une décision, il faut dresser la liste des avantages et des inconvénients, peser le pour et le contre et faire le choix le plus rationnel. Mais ils en sont complètement revenus ! Une étude a montré qu’une décision prise en s’appuyant sur le ressenti procure en fin de compte plus de satisfaction que si elle émerge au terme d’une longue réflexion. Moralité : qu’il s’agisse d’acheter une maison ou d’aller boire un verre avec le voisin, il vaut mieux écouter son cœur.
— Ah oui, cette fameuse étude… réplique la tête. C’est sûr, comme les sensations vagues sont difficiles à exprimer avec des mots, elles ne figurent pas sur la liste des avantages et des inconvénients. Mais qu’est-ce que ça prouve ? Rien, sinon que les gens auraient justement intérêt à décortiquer un peu plus leurs sentiments ! C’est bien ce que font les auteurs de romans, non ? Sinon, pourquoi les lirait-on ?
« Avoue quand même que l’amour dure plus longtemps si on a la tête sur les épaules que si on la perd. »
— Mais pour partager les sentiments des personnages, pardi !
— Exactement, pour mieux prendre conscience de ce qu’on ressent. Et c’est là que j’entre en scène : grâce à moi, les gens sont capables de confronter leurs sensations, d’analyser leurs émotions avec lucidité. C’est alors qu’ils se rendent compte qu’elles vont et viennent, tout comme les pensées. Une fois l’émotion pleinement vécue, elle a tendance à s’estomper. Lorsqu’on prend conscience de cela, on a moins peur de la colère, de la souffrance ou de la tristesse. C’est bon à savoir, non ? En plus, il ne faut pas toujours se fier à ses émotions. Imagine, une jeune femme a prévu de sortir avec ses amies. Mais elle est fatiguée et elle a un bouton sur le nez. Toi, tu vas tout de suite lui souffler : « Dis-leur que tu ne viens pas et file vite sous la couette ! » Moi, je tiens les comptes, je sais par exemple qu’elle revient toujours pleine d’énergie et d’inspiration de ces sorties entre copines. C’est donc moi qu’il faut écouter.
— Eh, mais tu oublies une chose, intervient le cœur. Sans moi, une soirée entre copines n’a aucun intérêt. Quand on va vers les autres, c’est toujours avec son cœur.
— Ça te va bien de dire ça ! Tu sèmes le malheur entre les gens. Tu t’enflammes à la moindre occasion. Tu t’acharnes à jouer les entremetteurs, même avec des gens qui ne vont pas du tout ensemble. Et quand ça se passe mal, tu les retiens prisonniers.
— C’est vrai, admet le cœur en rougissant, je m’attache facilement. Quand la personne aimée disparaît ou s’éloigne, je suis brisé. Mais les peines de cœur sont des souffrances spirituelles. L’amour-propre se brise en même temps que moi. Selon certains maîtres spirituels, il faut qu’un cœur soit brisé pour libérer le véritable amour.
— Explique-toi, demande la tête d’un air perplexe.
— Voilà justement quelque chose que la raison ne peut saisir. Un cœur brisé ne se casse pas, il s’ouvre, accueillant le flux de l’amour spirituel, un amour plus grand et plus profond que l’amour humain, un amour qui transcende les différences, qui relie les contraires. Autrefois, les gens savaient cela. Quand ils momifiaient leurs morts, les Égyptiens laissaient le cœur en place. Et le cerveau ? Pfutt, à la poubelle !
— Comme si nous n’avions rien appris depuis cette époque, ricane la tête. D’ailleurs, les Égyptiens pensaient aussi que le cœur était pesé dans l’au-delà. S’il était plus lourd qu’une plume, le défunt était perdu.
— Mais il m’arrive d’être léger comme une plume ! jubile le cœur. Par exemple quand les gens sont remplis de joie et de lumière, quand ils arrêtent de se casser la tête.
— C’est ça, fais l’insouciant. Il ne s’agit pas de se casser la tête, mais de s’en servir. Comment résoudre un problème quand on a perdu la raison ?
— Et quand on n’a pas de cœur ? Tu crois sans doute que je suis une simple pompe à faire circuler le sang. Non, je suis un organe spirituel ! Je dose l’élan vital que le cosmos insuffle à l’âme. Si ce flux divin inondait d’un seul coup le corps, celui-ci n’y survivrait pas. Grâce à mon rythme, je veille à ne laisser entrer qu’un peu de vitalité cosmique à la fois. À chaque battement de cœur, un peu de vie. Je fais le lien entre le ciel et la terre, entre l’esprit et le corps. Bien sûr, je joue aussi un rôle sur le plan physique : j’unifie tout l’organisme en lui fournissant du sang frais, riche en oxygène et en autres substances indispensables, jusqu’aux plus petits vaisseaux sanguins. À toi aussi, chère tête, même si tu penses être au-dessus de tout cela. Vois un peu le symbole que je représente pour les hommes : je relie les extrêmes ; je montre aux êtres humains qu’ils font tous partie d’une même famille, et que tout le monde y a sa place.
— Tout le monde, c’est vite dit, maugrée la tête. Tu es vraiment un idéaliste, un illuminé. Tu sais très bien qu’il ne faut pas seulement relier les gens, mais aussi les séparer. Un peu de discernement ! Et pour ça, ils ont besoin de moi. Sinon, c’est la pagaille, et ils n’arrivent plus à rien.
— Les divisions font souffrir, affirme le cœur, un peu dédaigneux, alors que les liens affectifs font du bien.
— Et c’est reparti, dit la tête en hochant la tête. Tu rêves, tu t’extasies, tu deviens romantique. La division est utile, même en mathématiques. Regarde tout ce que la science nous a apporté. Et pour ça, il a bien fallu que des gens se creusent la tête.
— Mais un peu de romantisme n’a jamais fait de mal à personne ! crie le cœur en bondissant. Les scientifiques passionnés par leur travail sont plus efficaces que ceux qui gardent toujours la tête froide. Savais-tu que je possède des cellules nerveuses semblables aux cellules cérébrales ? Certains chercheurs affirment même que je suis un deuxième cerveau.
— D’accord, un point pour toi, admet la tête en se penchant légèrement vers le cœur. Mais avoue quand même que l’amour dure plus longtemps si on a la tête sur les épaules que si on la perd.
Tous deux se regardent à présent d’un air ému.
— En fin de compte, nous avons chacun un rôle à jouer, murmure le cœur. Tu es sûrement assez intelligente pour reconnaître mon importance. Tu sais qu’en toutes circonstances, il faut m’écouter moi aussi.
— C’est vrai. Et toi, tu sens bien que je compte également, que tu ne t’en sors pas tout seul. Il faut tout prendre en compte, y compris les faits, les chiffres et les arguments rationnels. Mais la question reste de savoir qui de nous deux est le chef. Je pense que c’est à moi d’avoir le dernier mot. Tu peux exprimer tes sentiments, puis je décide de la suite des événements.
— Ce que tu peux être têtue, soupire le cœur. Peu importe qui est le chef, tant que nous parvenons à nous entendre. »
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