Écrivain-voyageur, membre de la Société des Explorateurs français et auteur du livre Aller voir ailleurs – Dans les pas d’un voyageur aveugle (Éditions Points Aventure), Jean-Pierre Brouillaud participe à la nouvelle édition des journées Émergences (www.journeesemergences.org), événement de référence de la méditation engagée en francophonie, sur la thématique “changer de regard”, le 7 septembre 2019, au BOZAR (Bruxelles). Aujourd’hui, il nous raconte avec un don évident pour la poésie comment, au fil de ses aventures, il a su faire de sa cécité non plus une ennemie mais une force qui lui a permis d’aller à la rencontre de l’autre et du monde.

 

Happinez : Qu’évoque pour vous la thématique du changement de regard ?

Jean-Pierre Brouillaud : Si je convoque l’humour, l’indispensable éclat de rire, j’écrirai : changer de points de vue pour avoir une vue sur les points ! Mais ça évoque avant tout une soif de vérifier si la souffrance ressentie en se prenant pour un aveugle n’est pas une histoire que l’on se raconte pour nourrir la victime et son impuissance.

Happinez : Est-on amené aussi quelquefois, en tant que personne malvoyante, à devoir ”changer de regard” ?

Jean-Pierre Brouillaud : Encore une fois, ça dépend des élans et de la soif de vie qui nous traversent ! Certains se contentent d’une identité d’aveugle et finissent par s’y habituer en se résignant ; d’autres pressentent qu’ils sont tout autre, plus vastes, aimants ; que le problème alors n’est pas la cécité mais son appropriation et l’identité d’aveugle qui semble, à première vue, aller avec.

 

Je corromprai Charon, traverserai le Styx sans émoi.

Inattendue rencontre d’un vagabond miroir : « aime ton ennemi ».

 

Au lieu de Dieu ou du Diable, mon ennemi n’était-il pas plutôt ma personne endormie, cet auto-apitoiement douceâtre qui me laissait imaginer que la vie s’acharnait sur moi ?

Happinez : Votre cécité semble ne pas influencer votre élan vers l’ailleurs puisque vous êtes un passionné de voyages. Comment cette singularité influence-t-elle vos aventures ?

Jean-Pierre Brouillaud : Elle crée du lien, me met nécessairement en relation lors de mes déplacements. J’ai déjà vécu en Amazonie, parmi les chercheurs d’or (des hors-la-loi), voyagé en auto-stop à travers les cinq continents, parfois sans le sou, j’ai été agressé par des fous, dormi sur des toits de train au Soudan, souffert de la soif dans le désert, j’ai été naufragé en mer de Chine, me suis égaré en hiver dans une ville suédoise sous la tempête de neige, seul avec ma fidèle canne blanche, j’ai perdu la raison à plus de 5 000 mètres d’altitude suite à un effort trop intense, mais je me suis surtout retrouvé à poil devant l’évidence hurlante que tout ce que j’avais réalisé, je l’avais fait grâce à la solidarité bienveillante d’autrui.

De même qu’il y a des gens qui sont morts à 25 ans, morts avant même de vivre, endossant et répétant l’existence des autres, il se trouve des oiseaux de mon espèce qui un temps se sont crus planant au-dessus de l’ordinaire. Un jour, ils touchent enfin terre et réalisent que c’est l’humanité entière qui les a portés et pas uniquement leur volonté propre. Ni le braquage à Amsterdam avec trois couteaux menaçants, braquage commandé par un junky en manque, ni la méprise d’un truand ivre qui me tenait en joue en criant qu’il allait m’occire de la même manière que j’avais assassiné son compagnon, ne m’impressionnèrent autant que cette évidence : moi, sans l’autre, je ne fais rien, rien ou si peu. J’ai eu beau escalader des volcans perdus dans les nuages, traverser des déserts, reste que lorsque je dois acheter un produit quelconque dans un libre-service, s’il n’y a personne pour me guider, cet ordinaire projet ne peut aboutir. Mais les impossibles de l’un se transforment toujours en possibles grâce à une nouvelle rencontre.

Aujourd’hui, il est temps pour moi de remercier et de célébrer l’évidence, qu’aveugle ou pas, pour faire, l’autre et moi sommes interdépendants. Ce qui crée l’enfer, l’enfermement, c’est la croyance dans le plein pouvoir de notre seule volonté égotique. Comprenons que l’enfer n’est pas un lieu, mais la distance que nous maintenons entre nous et l’instant présent, nous et l’autre. L’enfer, c’est une façon, parmi des millions, de ne pas nous aimer tel que nous sommes, tel que les autres sont, un refus de l’instant exprimé par un sentiment d’incomplétude. Sa signature est celle de la souffrance émotionnelle ou morale. En résumé, à la cécité je dois beaucoup, elle est le levain principal dans la pâte du quotidien, qu’il soit nomade ou sédentaire.

Happinez : Pourquoi et par quels moyens voyagez-vous ? 

Jean-Pierre Brouillaud : Au départ, à l’adolescence, je courais les pistes et routes du vaste monde, non pas pour aller quelque part, mais pour quitter l’endroit où je me trouvais vu que partout j’étouffais dans ce que je croyais non seulement être mon enclos cécitaire, mais surtout identitaire. Je crois que j’obéissais à quelques textes hypnotiques qui avaient, lors de lectures de livres d’aventures, imprimé et impressionné ma conscience, notamment une caravane de chameaux sur un plateau style Yémen ou Baloutchistan, une grotte sombre en altitude autour de laquelle tournoyaient des aigles, et ensuite l’appel de la route, les fameux chemins de Katmandou. Quand j’ai démasqué ces pourquoi, d’autres ont débarqué avec leurs pirogues qui parlaient d’ailleurs en illusoires hameçons de promesses mirobolantes…

Mais peu à peu j’ai réalisé que ce dont j’avais besoin pour grandir, c’était de pouvoir m’aimer, et pour cela j’avais besoin de me considérer comme un aventurier – ce n’était donc pas le voyage qui me motivait au plus profond mais ma reconstruction en tant que voyageur. Puis je découvris que le voyage, les rencontres, ma dépendance, l’inconnu, étaient un impitoyable miroir qui reflétait mes réactions, impatiences, mes peurs, en fait l’opportunité de grandir au large de mes crispations de base.

Depuis des années, je réponds aux propositions que la vie m’offre : encore récemment celle d’être le fil rouge dans un documentaire chez les Indiens Kogis ou encore celle de me rendre en octobre prochain au Gujarat pour accompagner un couple d’amis souhaitant rencontrer l’Inde en dehors des chemins battus, une manière d’honorer le mouvement, le changement, l’incertitude, l’ignorance joyeuse.

Comment je voyage ?  Longtemps ce fut en auto-stop, parfois encore mais rarement, en utilisant les transports en commun, à pied le plus possible, et en me laissant inviter au gré des rencontres, ce qu’un ami très cher appelait « en prenant le risque de l’autre ».

Ce petit poème illustre bien mes propos :

 

Les quatre points cardinaux m’ont appelé

Le Yémen et ses plateaux pelés

L’Inde et ses dieux qui ont trop fumé

Les mers traîtresses et les jungles affamées.

J’ai appris les langues serpents, orties, carbones, le silence des abysses

J’ai écouté gronder la forge des désirs dans les clitoris

Ô frauduleuses tempêtes, j’ai encore fini par me baigner dans mes larmes

Pourtant la fascination de l’éphémère avait perdu de son charme.

J’ai brûlé mes cheveux, mon passeport, mangé mes parents

Amarante et concave tentation de devenir transparent

Je me suis coupé en deux pour m’observer

Dieu : rien à voir, circulez.

Ascète, dépravé, scandaleux, épicurien

Partout, nulle part, je suis tout, je suis rien

La joie, ignorance acceptée

Réconciliation de la contrainte et de la liberté.

 

Happinez : À travers toutes les expériences de votre vie, quel message votre plume a-t-elle peut-être le plus à cœur de faire passer ? 

Jean-Pierre Brouillaud : Avoir l’audace de faire un pas en avant, c’est-à-dire dans l’inconnu. N’ayant pas fait d’études, longtemps j’ai cru qu’aventure s’écrivait “avanture” avec le “a” emprunté au mot : avant. L’amour du réel dépossède. La cécité ne m’appartient plus, à moins que ce ne soit moi qui enfin ne m’offre plus en pâture à sa boulimie dévorante, je ne saurais dire. En tout cas, elle est comme digérée, remise à sa place. À ce stade, on peut parler d’acceptation, voire de résilience, ce qui n’est plus de la nature toxique de la résignation ou du renoncement, mais plutôt une totale intégration de la réalité. Il n’y a plus moi et l’objet gênant, le désobligeant ennemi cécité n’est plus d’actualité. La vie nous demande, à travers toutes les épreuves, de nous réveiller. J’ai perdu l’identité de l’aveugle, me reste la joie d’être et la cécité, non plus comme une identité mais comme une singularité qui me met en relation, ma seule religion.

 

Quand tu as traversé la mangrove de ta mémoire,

Tu ne t’égares plus dans la cave ni dans ta poche en cherchant une allumette,

Sous ton chapeau, ivresse de l’espace, plus de tête,

Sous ton habit de roi ou de gueux, plus d’histoire.

 

 

Propos recueillis par Aubry François